[Interview] Ali HARBI – Consultant international, Expert certifié en stratégies de développement durable, RSE et gouvernance d’entreprises : “Comment rendre le développement durable au cœur de la stratégie d’entreprise?”
1/ À votre avis, est-ce que le modèle de développement économique actuel conduit à un cercle vicieux de dégradations environnementales et sociales ? Comment ?
La question du développement durable ne se limite pas aux questions environnementales et sociales. Le développement durable est d’abord une somme d’enjeux économiques qui interpellent la soutenabilité des business et leur durabilité dans le temps. Quand on déroule une politique effrénée de surconsommation de ressources naturelles, on porte atteinte d’abord à la pérennité des entreprises, car on s’aperçoit maintenant que les ressources sont limitées et que le rythme d’exploitation actuel va générer des ruptures de chaînes de valeur dans les années ou les décennies à venir. Les ressources actuelles dans la fabrication des puces électroniques, par exemple, et leur mode d’exploitation, ne sont plus suffisantes pour faire face à la demande mondiale. C’est un problème de développement durable au sens économique. Ensuite viennent les enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux. La aussi, la question clé est que l’opérateur économique ne peut pas continuer à scier la branche sur laquelle il est assis, c’est-à-dire détruire la planète et la vie qui va avec, y compris l’humanité. Au-delà de la régulation et gestion des impacts en termes de risques, l’enjeu aujourd’hui est dans un changement de paradigme économique social et environnemental qui permette d’imaginer un futur durable et d’assurer le bien être des générations à venir. En plus des ressources naturelles déjà citées, il devrait être possible de s’asseoir et de réfléchir à un monde plus respectueux de la nature, avec beaucoup moins de pollutions, du climat, et des équilibres sociaux, aujourd’hui facteurs de guerres et de migrations massives. Les gigantesques progrès scientifiques et techniques réalisés depuis près de trente ans nous permettent d’envisager ce futur. Ce changement de paradigme ne peut intervenir que si on a pleine conscience que la planète dans laquelle nous vivons n’offre ni ressources infinies, sauf les ressources renouvelables, ni résilience illimitée à nos dégradations.
2/ Pourquoi les objectifs de développement durable (ODD) sont-ils importants pour les entreprises ?
Les 17 objectifs de développement durable (ODD) représentent, pour la première fois depuis que la sonnette d’alarme sur la soutenabilité des modes de développement et de croissance a été tirée par les scientifiques début des années 70, le consensus international à l’échelle gouvernementale sur les priorités du changement à mener pour arrêter la dégradation généralisée aux plans économiques, social et environnemental.
Mais ces 17 objectifs, adoptés en 2015, ne sont pas seulement une question d’action gouvernementale, et les entreprises, la société civile, les individus sont aussi concernés.
Les entreprises ont aujourd’hui un levier incroyable d’implication sur les ODD au travers de l’intégration de la RSE dans leur vision stratégique, leurs modes de management et dans leur redevabilité sociétale. Le principe c’est qu’au-delà des programmes, stratégies, régulations mises en place par les gouvernements, ce sont les actions de chacun qui vont déterminer l’avenir.
En ce sens, les entreprises, individuellement ou en associations, groupements d’initiatives par filières, régionales ou par métier, peuvent s’inscrire dans des initiatives de développement durable, en utilisant les lignes directrices de l’ISO 26000. C’est un outil méthodologique extraordinaire. Les entreprises peuvent aussi adhérer à des initiatives dans le cadre du pacte mondial de l’ONU, UNGC, à l’échelle pays, région, ou globale.
Le fait de contribuer positivement au changement dans le cadre des ODD, permet aussi de mieux valoriser l’entreprise au regard des nouvelles attentes des investisseurs et des parties prenantes en la matière.
3/ Quel sera le parcours jusqu’à devenir des leaders de la sustainability ?
Un parcours de leadership est possible et c’est une ambition louable pour une entreprise qui s’y engage. L’étape initiale est d’abord de bien identifier sa responsabilité sociétale sur le triple plan économique, social et environnemental. Ensuite, il s’agira d’établir et mettre en œuvre des plans d’actions adossés à des objectifs concrets, mesurables et pertinents, pour réaliser une performance de développement durable. Enfin, il faudra faire reconnaître cette performance par des évaluations externes. Plus la contribution au développement durable à l’échelle entreprise, filière, pays, région est importante, plus on peut considérer que l’entreprise ou le chef d’entreprise a développé un leadership en la matière. Finalement, je dirais que c’est un chemin de maturation progressive basé sur la logique de l’amélioration continue, n’essayons donc pas de tout faire dès le premier jour.
4/ Comment pouvons-nous promouvoir l’innovation durable (tech et non-tech ?)
Il est important de distinguer l’innovation low-tech de l’innovation à intensité technologique (hi-tech). Ce sont des chemins complémentaires dans la perspective du développement durable, qu’il ne faut pas opposer.
Par exemple, on peut capturer du carbone aussi bien par la photosynthèse grâce à des arbres, de la culture de spiruline, que par des procédés très avancés de capture directe atmosphérique. La même chose pour les procédés de filtration des eaux usées, la réduction ou l’élimination des déchets plastiques. Ce qui est essentiel c’est de créer un environnement innovant et de libérer les énergies. Cet environnement innovant au sein et autour de l’entreprise nécessite un mode de management participatif et inclusif d’un côté, mais aussi qu’on se pose les bonnes questions en matière de développement durable pour réfléchir sans tabous de l’autre côté. Cela étant, l’accélération en cours dans le monde de la digitalisation financière fait qu’il est possible de financer rapidement l’innovation.
5/ Avez-vous des recommandations pour tout manager désirant investir et s’investir sur ce volet ?
À partir du moment où la prise de conscience est là, le processus peut s’enclencher. Mes recommandations sont au nombre de 3 :
- Agir collectivement en interne et en externe, pour accélérer les processus et assurer les transferts d’expertise et d’expérience ainsi que les effets d’échelle. Les actions collectives sont aussi indispensables pour faire reconnaître son apport, il faut donc s’inscrire sur des initiatives.
- Bien cibler sa contribution au développement durable en rapport avec sa chaîne de valeur et son core-business, pour maximiser l’impact des actions. Par exemple, un producteur de boissons devra se concentrer prioritairement sur les enjeux d’efficacité énergétique, de déchets post-consommation, et de préservation des ressources en eau.
- Dernier point : adapter sa gouvernance aux nouvelles exigences de transparence et de redevabilité RSE, c’est-à-dire extra financière. Et c’est tout un processus.